Faire comme eux

J’ai juste à traverser la rue et pousser un noren pour faire un retour intime dans le temps. Un de ces endroits typiquement nostalgiques du Japon duquel aucun touriste n’ose faire coulisser les portes fermées. Car il ne sait ni ce qu’il y a derrière, ni si ce qu’il aimerait tant faire n’est pas une entorse aux conventions sociales dont le pays est pétri. Parfois pourtant, l’appel, la curiosité, l’envie de goûter à cette vie japonaise est plus forte que les préjugés. Alors, on prend une grande inspiration et l’on pousse la porte.

C’est ce que j’avais fait il y a 3 ans, pendant un hiver à Kyoto en rentrant dans ce sentō. Le froid mordant et le plaisir de se plonger dans une eau bouillante avaient su inhiber ma timidité de gaijin. J’avais tout préparé: serviette, gel douche, shampoing, gant, crème, peigne, le tout dans un petit sac, et la tenue négligée comme si le rituel était habituel, quotidien. Faire comme eux. J’avais soulevé le rideau siglé d’un gros ゆ ‘yu’ rouge que je ne savais ni lire, ni prononcer à ce moment là. Une première fois qui a été suivie par plusieurs autres, comme celle d’hier.

Derrière le noren

Le rituel commence par cette même constante dès lors que l’on pénètre dans un intérieur japonais: enlever ses chaussure, les mettre dans une des cases en bois patiné par plusieurs dizaine d’années, et en garder cette grosse clé. Ou pas, car certains laissent leurs chaussures sans s’inquiéter d’un quelconque voleur. Qui les volerait d’ailleurs? Aux vues du casier et du carrelage, je me dis que ce sentō doit bien avoir 50 ans…En fait, il est là depuis 1919, la 8e année de l’ère Taisho. Dans l’entrée, un déambulateur attend. Le ton est donné. L’ambiance est bien différente de celle qu’on l’on trouve dans le luxe des onsen, où toutes les générations en état de voyager se croisent.

Dès que je fais coulisser la porte, un ‘Ookini!’ sonore se fait entendre. Derrière un minuscule comptoir qui sépare l’entrée des hommes et des femmes, une dame qui semble avoir toujours été là, discute avec les habitués et accueille les nouveaux, sûrement pas nombreux…Se rappelle-t-elle de moi depuis la dernière fois, il y a quelques mois? Peut-être, elle me fait un grand sourire. Il n’y a probablement pas beaucoup d’étrangers qui viennent ici. Dans la salle où l’on se déshabille, encore un vieux casier en bois typique des bains publics de l’ère Showa et sa trentaine de cases qui contiennent chacune un panier en osier numéroté. J’en sors un, y pose mes affaires, le rituel continue. Faire comme si j’avais fait ça des dizaines de fois. Faire comme si l’on était chez soi.

L’atmosphère est cosy. Le bois, le bambou, les vieilles peintures, la télé – un écran plat évidemment- allumée en permanence, c’est agréable. Et c’est vraiment lorsque l’on est nu que l’intimité est là, qui plus est quand j’entends dans mon dos la discussion qui se poursuit entre Okasan et l’autre femme qui finit de s’habiller. Elles commentent les infos à la télé, le nouveau billet de 1000 yens qui sera imprimé l’année prochaine et les dates sur leurs pièces de monnaie. Je me prépare en écoutant. Je n’ose pas intervenir comme les Japonaise le feraient…

Essence du jour

Dans la salle des bains, il y a un grand aquarium où nagent de jolies carpes. Il est récent, installé là depuis 2010. Les bains ne sont pas grands mais il n’y a jamais grand monde. Il y a en un où bouillonne une eau vert pomme. Au dessus, une pancarte trompeuse informe: “Essence du jour: jasmin”. C’est toujours du jasmin. Je me lave. Je repense à ces estampes de sentō où l’on y voit ces femmes qui s’occupent de leur enfants, ces grand-mères qui se frottent le dos, et d’autres penchées en avant se lavant les cheveux. Inconsciemment, je reproduis la scène, comme si je faisait partie de ces estampes.

Une dame rentre. “Aahh! Koonbaanwaa!” Elle retrouve son amie – comme chaque semaine? chaque soir? – et toutes deux commencent une conversation animée, en se frottant le dos chacune à leur tour. Tout en regardant évoluer les carpes dans l’aquarium, je profite de ces bains brûlants d’une eau venant de la grande nappe sous Kyoto. Toute l’eau qui coule dans les tuyaux de la ville, qui sort des robinets, vient de là. Une eau douce qui fait mousser le moindre copeau de savon.

On ne reste pas longtemps dans un bain à plus de 40°C. Il est conseillé de ne pas s’attarder plus de 20 min, car la température interne du corps augmente et l’on risque une surchauffe de la machine. Un dernier rinçage et je sors de la salle. Sur les étagères, attendent les bassines et les savons des habituées, leurs affaires restent là jusqu’au prochain bain. On vient ici comme on irait chez un ami. Des tapis à l’effigie d’Anpanman et petites fleurs, une table à langer laissent penser que la venue d’enfants est récurrente. Le reste de la pièce est un savoureux mélange de mobilier, décoration et fauteuils électriques des années 70.

Ookini

Je finis de m’habiller, je pense à toutes les questions que je vais poser à Okasan, la dame du comptoir. Quel âge à ce sentô? Depuis combien de temps le gère-t-elle? Est-ce toujours aussi populaire qu’avant? Depuis l’arrivée de la baignoire dans les maisons, a-t-on vraiment besoin d’aller au bain public? Surtout vu le prix. 410yens, ce n’est pas donné. 4 pièces de 100 et une pièce de 10, cela représente-t-il beaucoup pour une personne âgée au Japon? Un bain partagé en famille à la maison coûte sûrement moins cher.

Mais alors que je m’apprêtais à sortir, une autre dame est entrée et une autre discussion a commencé. J’ai encore été trop timide pour aborder cette dame derrière ce comptoir. A son allure et son style, on dirait une obaasan d’Osaka, ces grand-mères un poil sans-gêne mais toujours accueillante. J’ai encore raté une occasion de m’approprier un peu de cette intimité; je ne fais pas encore partie de ce quotidien. Tant pis, ce sera pour la prochaine fois. Mercredi, peut-être? Le froid qui s’installe sera une bonne excuse pour y retourner. Un bain dans le quotidien de l’ère Taisho et Showa, ça n’a pas de prix.

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